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Les sinistrés de l’oubli

L’Apennin, terre de tremblements

« Soudain, la vérité brutale rétablit la relation entre moi et la réalité. Ces nids de guêpes brisés sont des maisons, des habitations qui ne sont plus »  Alberto Moravia - J'ai vu mourir le sud – tiré d’un article sur le tremblement de terre d'Irpina du 23 novembre 1980 publié dans l’hebdomadaire L’Espresso.
« Il voulait ramasser, petit à petit, hors de l’immense tas de cendres du passif, les paillettes d’or des moments heureux. » Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa.

Quand le tremblement de terre frappe un lieu habité, de phénomène naturel, il devient une catastrophe sociale. Ce qu’il détruit n’est plus uniquement matériel, mais il réduit à néant toute une société. Plus de dix ans  après du tremblement de terre de L’Aquila et près de quatre ans après celui d’Amatrice, ce reportage tend à rendre compte du sens d’abandon qui lacère cette région en montrant le quotidien des habitants, leurs combats face au manque de soutien et de coordination des pouvoirs publics, et leur lutte devant les destruction matérielle et sociale.

 

Le 6 avril 2009, à 3h32 heure locale, la terre tremble à L’Aquila. Magnitude du drame 6,3 sur l’échelle de Richter. Sept ans plus tard, le 24 août 2016 à 3h36 heure locale, un séisme d’une magnitude de 6,2 frappe Amatrice et les villages avoisinants. Le 26 octobre 2016, le 30 octobre 2016 et enfin le 24 janvier 2017, la terre tremble à Amatrice, Capricchia, Norcia, Campotosto et dans toute la zone alentour. L’Italie est située sur une faille sismique et les tremblements de terre font partie de son histoire. Malgrés tout, à chaque fois qu’un séisme frappe, le pays semble vivre ce drame pour la première fois, laissant les habitants désemparés et seuls face à leur destin. Et c’est exactement ce qui s’est passé dans ce coin des Apennins en 2009, 2016 et 2017.

A une cinquantaine de kilomètres les uns des autres, ces différents cratères ont fait près de 600 morts, des milliers de blessés et plus de 80 000 déplacés. Les victimes ont perdu proches, maison et travail. Chez les habitants, la rage des débuts a laissé place à l’amertume et à une triste résolution : ils sont les « oubliés » des pouvoirs publics, de leurs concitoyens et des médias. « Oubliés », « abandonnés », « laissés pour compte » des mots qui reviennent souvent dans les graffitis taggués sur les murs du village de Campotosto comme dans les témoignages recueillis auprès de Roberto Guerra à Capricchia, Giorgia Colagrande à Fossa en province de L’Aquila et de tous les habitants rencontrés sur le terrain.

Aujourd’hui, le centre historique de L’Aquila est encore une succession de rues désertes, boîtes aux lettres vides et volets fermés. L’odeur de poussière remplit les narines. Le temps semble arrêté comme dans cet ancien salon de coiffure dans lequel on peut tout à fait imaginer Madame feuilleter un magazine pendant sa permanente. Entre une ruine et un immeuble en travaux, quelques commerces ont rouvert. Pendant la journée, les ouvriers arpentent les rues qui redeviennent désertes à la nuit tombée. Lors des mois qui ont suivi le tremblement de terre, il a fallu reloger 65 000 personnes. Dans l’urgence, le Premier ministre Italien de l’époque, Silvio Berlusconi, et le responsable de la Protection civile, Guido Bertolaso, ont fait construire à l’extérieur de la ville de L’Aquila des immeubles antisismiques appelés Projet Maisons (Progetto Case), et pour les communes limitrophes, des petites maisons préfabriquées plus connues sous le nom de M.A.P (Modulo Abitativo Provvisorio – Module d’habitation provisoire), oubliant, dans l’urgence l’importance de la reconstruction d’un tissu social, économique et culturel. Désormais composée de banlieues dortoirs, la ville est dispersée, ses habitants vivent à l’extérieur du centre historique et donc du noyau dur.

Une heure de voiture plus loin Amatrice et ses communes, Campotosto et ses villages avoisinants, Arquata del Tronto, Norcia et les autres sont à genoux ou rasés. Apres la succession des séismes de 2016 et 2017, et sept ans après le tremblement de terre de L’Aquila cette zone fait face aux mêmes problématiques dues au relogement et à la reconstruction : la destruction de l’âme de ces villages au niveau social, économique, culturel.

Certains restent et d’autres partent. Giorgia Cologrande, trentenaire originaire de Fossa, a décidé de rester et de se battre pour sa ville, L’Aquila et son village Fossa. Aujourd’hui, elle habite toujours dans une maison préfabriquée dans le village de Fossa post-tremblement de terre, située dans le contre-bas du village originel encore en ruine. Elle vit de petits boulots et travaille comme volontaire pour l’association 3e32, créée après le séisme d’ avril 2009. C’est ce même amour de la terre natale du territoire, de ses racines qui pousse Roberto Guerra, sa compagne et leurs deux enfants à rester à Capricchia alors que le village est en ruine et qu’Amatrice, anciennement centre névralgique de la région, est rasée. Comment élever des enfants dans la destruction ? Quel avenir leur offrir ? Ces interrogations quotidiennes ont, elles, amené Lino Coletellese à vouloir déménager avec son épouse et ses filles ailleurs en Italie.

La destruction a un impact considérable sur les rapports sociaux et sur la santé psychologique des habitants comme nous l’explique Fabio Gismondi dans la cuisine de la maisonnette en bois qu’il s’est reconstruit tout seul. « Ce sont surtout les dégâts sociaux qui sont dévastateur et poussent à jalousie, perte de travail, alcoolisme, suicide ». Fabio vit seul avec son chien en face de sa maison détruite. Quand il regarde par la fenêtre, il ne voit qu’abandon et gravats. Ses enfants sont partis vivre avec leur mère dans un village à coté. Il les voit une semaine sur deux. « Tous les jours, j’attends avec impatience 19h car je peux enfin ouvrir ma première bière de la soirée. » Le tremblement de terre, tue, détruit, broie, réduit à néant. Traumatisme, dépression, autant de blessures psychologiques qui poussent certains à se suicider comme ces agriculteurs de la région d’Amatrice dont on lit le terrible sort dans les journaux. Ou ces personnes âgées qui se laissent mourir, comme le raconte Virginia Equizzi, psychologue pour l’association GUS. « À Arquata del Tronto, au moins une dizaine d’entre eux sont décédés depuis le tremblement d’août 2016. Ils ont arrêté de se battre. »

 

Je me suis rendue sur place à plusieurs reprises depuis d’Aout 2017 à afin de documenter la période post-séisme dans deux cratères limitrophes touchés par un tremblement de terre à sept ans d’écart. Ce reportage a pour ambition de rendre compte de cet « après » dans lequel les survivants sont tiraillés entre rester et aller de l’avant pour déménager et recommencer à zéro. Cette série veut redonner une voix et un visage aux habitants de cette région afin que ces tremblements de terre ne soient plus uniquement ceux des « oubliés ».

 

LEXIQUE

 

Projet CASE : Immeubles construits en 2009 pour loger les habitants de l’Aquila- Complesso antisismico sostenibile ecocompatibile – Ensemble antisismique durable eco-compatible.

 

MAP : Maisons en préfabriquées construites en 2009, pour loger les habitants des alentours de L’Aquila - Modulo Abitattivo Provvisorio – Module d’habitation provisoire.

 

SAE : Maisons en préfabriquées construites après les tremblements de terre de 2016 et 2017 - Soluzione abitativa di emergenza – solution habitation d’urgence.

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